Pour connaître les enjeux de l’inclusion numérique, Cap Métiers a interviewé Jean-Noël Saintrapt, l’un des intervenants de la formation « Favoriser l’inclusion numérique des publics ».
Jean-Noël Saintrapt est formateur d’adultes au Greta du Limousin, depuis plus de 30 ans, sur des niveaux qui vont de l'illettrisme au BTS, avec des objectifs aussi divers que l'insertion professionnelle, le qualifiant en Tertiaire, Bâtiment, Tapisserie ou l’acquisition de compétences clés (Français – Numérique).
Testeur d'usages du Numérique depuis l'aube d'internet, il coordonne des formations labellisées "Grande École du Numérique" ou liée au dispositif "Territoire d'action pour un Numérique inclusif" pour le département de la Creuse.
Il partage son regard réflexif sur ces usages sur son portfolio en ligne.
Comment abordez-vous la question de l’illectronisme ?
"Si je remonte aux sources de cette notion, l’illectronisme nous concerne tous. J’ai moi-même connu des difficultés avec le numérique. Ma génération s’est trouvée dans l’obligation d’apprendre une nouvelle langue. Je m’y suis mis par intérêt associatif et familial. Car pour s’intéresser au numérique, il faut avoir un moteur, une raison. Aujourd’hui, le principal moteur c’est la pression de l’Etat et de la société. Ça n’est pas de l’inclusion, mais une injonction.
En 2020, les gens en difficulté dans cette société du numérique et de la relation numérique resteront des exclus sociaux s’ils ne sont pas accompagnés dans leur montée en compétence. Il existe deux possibilités : la formation, et l’accompagnement pour faire. L’inclusion numérique doit proposer ces deux réponses, car nous savons que certaines personnes ne pourront pas monter en compétences en raison de problèmes cognitifs, matériels, financiers, etc. Le premier impératif c’est que toutes les plateformes Internet simplifient leurs façons de faire. Aujourd’hui même un expert peut se retrouver en difficulté face à des usines à gaz en ligne. On l’a vu pendant le confinement, lorsqu’il a fallu faire des déclarations de chômage partiel par exemple. Nos fondamentaux en France, c’est la paperasse. Mais on pourrait simplifier. Et il faudra simplifier. La démarche de l’Etat est déjà dans cet esprit-là. Nous commençons à nous rendre compte que notre usine à gaz technologique est liée à notre usine à gaz administrative."
Dans ce contexte, quel outil faut-il utiliser ?
L’outil n’est jamais une réponse à rien. La technologie non plus. C’est l’usage qui est une réponse. Bien entendu, il faut disposer de l’essentiel, un téléphone, une tablette, un ordinateur, une connexion Internet. Aujourd’hui la connexion devrait être un bien commun. Nous payons aujourd’hui pour un équipement que la société nous oblige à avoir. C’est une incohérence. C’est l’Etat qui devrait mettre en place les outils d’inclusion sociale.
Derrière l’outil et le moyen de connexion, il faut réfléchir en termes d’usage. Or il en existe de différents niveaux, de différentes sortes, différents aussi en fonction de la personne. Celui d’une personne âgée ne sera pas celui d’un collégien. Il faut adapter l’outil à l’usage de la personne, à son vécu et à son histoire. Mais il faut que les plateformes fassent un effort pour s’adapter aux difficultés des uns et des autres.
Et si les plateformes ne le font pas ?
"Si les plateformes ne le font pas, cela veut dire que nous devons former les gens à une sorte de culture numérique globale. Quand on a utilisé un traitement de texte, on est censé savoir utiliser tous les traitements de texte. Mais à l’usage, la transférabilité des compétences n’est pas si évidente. Les compétences transversales, celles qui permettent de résoudre n’importe quel problème et de s’adapter à l’outil, sont les plus complexes à enseigner et à maîtriser. On l’a vu au travers de la crise sanitaire. S’adapter n’a pas été à la portée de tant de monde que ça. Beaucoup d’entreprises et de structures se sont trouvées en réelle difficulté.
Je crois que l’inclusion numérique va également augmenter le nombre d’invisibles. Ceux qui vont se cacher de la société, qui vont passer sous les radars sociaux, qui ne vont plus aller à Pôle emploi parce que c’est trop compliqué… On constate qu’il y a un grand nombre de personnes qu’on ne touche plus dans nos formations et qu’il est très complexe d’aller chercher. C’est un constat d’échec."
Que faire pour arriver à toucher les publics les plus en besoin ?
"Pour toucher un maximum de publics, nous travaillons en réseau, avec l’ensemble des opérateurs qui prescrivent et orientent vers la formation. En premier lieu avec les Unités Territoriales d'Action Sociale (UTAS), Cap emploi, Pôle emploi, les missions locales. Mais aussi avec d’autres structures de terrain qui sont en capacité de recevoir les personnes en difficulté, comme les plateformes de solidarité numérique, les tiers lieux, etc. Le problème est de toucher celles et ceux qui ne font pas connaître leurs difficultés. Nous essayons d’élargir notre réseau pour détecter le moindre appel au secours face au numérique. Mais il subsistera toujours une frange de la population qui s’enfermera et ne s’exprimera pas. Sans compter que l’injonction numérique, l’obligation, crée toujours des résistances. On ne fera pas de l’inclusion complète. Heureusement, la société est faite de différence et cette différence subsistera."
L’obstacle de l’illectronisme n’est-il pas malgré tout une affaire de technologie ?
"Aborder cette question par le biais du matériel fait qu’on ne parle pas des gens. Aujourd’hui on aborde trop la question sous l’angle technologique, pas assez sous l’angle humain. Pour fournir le matériel, il suffit de trouver de l’argent. Je sais que ça n’est pas aussi simple que ça, mais la solution existe.
La vraie question c’est, est-ce que l’être humain est capable de comprendre cette nouvelle langue ? Illectronisme et illettrisme sont liés, les difficultés sociales sont les mêmes. Pourtant on n’est pas du tout sur les mêmes bases. On peut savoir lire et écrire et ne pas savoir utiliser la langue de la culture numérique. Il faudrait déterminer des "niveaux d’illectronisme" comme pour l’illettrisme, en tenant compte des capacités et des besoins.
L’autre enjeu, c’est que les concepteurs mènent une réflexion plus orientée utilisateur, en s’inspirant de démarches qualité comme le FALC (Facile A Lire et à Comprendre). Parce que Internet n’est pas très intuitif. Il faut être capable de voir, écouter, taper sur un clavier, bouger une souris, etc. On prend très peu en compte bon nombre de handicaps. C’est une proportion de la société qui est importante et qu’il ne faudra pas laisser sur le carreau."
Les opérateurs doivent-ils maitriser tout l’éventail des outils disponibles ?
"Ils vont devoir beaucoup tester, se familiariser avec les réseaux sociaux, les plateformes, s’approprier les outils, pour avoir la capacité de recevoir une personne et de l’orienter vers telle ou telle solution. Le numérique est mouvant, des nouvelles propositions apparaissent constamment, on ne peut pas imaginer disposer d’un outil durablement stable. Peut-être que le numérique va devoir aussi s’adapter, se mettre à niveau et les bons "bricoleurs" pourront transmettre leurs façons d’avancer. Il ne faut pas hésiter à changer d’outils tout le temps, rester en veille pour repérer ce qui est nouveau, ce qui va venir.
L’outil miracle n’existe pas. Ce n’est pas l’illectronisme que l’on essaie de résoudre, mais les difficultés d’une personne. Elles sont différentes d’une personne à l’autre. C’est l’adaptabilité et la diversité des outils qui vont nous permettre de répondre à tous les cas. L’éventail de solutions que le numérique nous présente aujourd’hui, les opérateurs de formation doivent s’en emparer. On est sur une diversité de difficultés, parfois cognitives, parfois liées à un handicap. Le problème de l’illectronisme, ça n’est pas un bloc monolithique que l’on pourrait résoudre avec un seul outil."
Cap Métiers - 17 septembre 2020