Sandrine Hannecart et Céline Cottineau sont chargées de projets à l’Instance Régionale d’Éducation et de Promotion de la Santé Nouvelle-Aquitaine (Ireps).
Comment définissez-vous la santé ?
Nous privilégions une approche positive de la santé globale, de promotion de la santé, qui consiste à favoriser la santé des personnes. Alors que l’approche de prévention se centre sur les risques et les pathologies potentielles. La santé au sens commun, c’est l’« état de santé », une approche biomédicale, sanitaire, centrée sur les aspects physiologiques et pathologiques. Mais nous sommes plutôt sur la « santé perçue », la santé en tant que conception très large, l’énergie, l’impulsion qui nous permet d’avancer dans la vie, dans nos projets, notre bien-être au quotidien.
Lorsque nous travaillons avec des groupes, il n’y a jamais de bonne ou de mauvaise santé. Il n’y a pas véritablement de normes. Une personne qui fume est objectivement exposée à des maladies potentielles, c’est un facteur de risque par rapport aux maladies. Mais peut-être que la cigarette est la chose qui va lui permettre de tenir et d’avancer. On ne va pas lui dire d’arrêter, mais travailler avec les gens sur ce qui va influencer leur santé perçue, ce qui influence leurs comportements, les conséquences qu’ils peuvent avoir, leur rapport au risque.
Avec la crise du COVID, nous sommes vraiment sur la santé perçue par la personne elle-même, qui n’est pas objectivable. A cause de la situation, du confinement, de la peur, certaines personnes vont nous dire que leur santé ne va pas bien alors qu’ils n’ont aucune raison biomédicale qui peut expliquer ça. Nous pouvons alors les aider à avoir un regard un peu réflexif sur les raisons de leurs comportements, de leurs ressentis, pourquoi ça va ou pas, pourquoi telle prise de risque, tel choix de consommation, etc.
Selon vous, la motivation est un paramètre sanitaire ?
La motivation est engendrée par un besoin. Ce qui fait bouger les gens, ça n’est pas uniquement un état de fait. Dans l’insertion, il faut pouvoir s’inscrire dans un projet, que la personne que l’on accompagne fait sien. La question de la motivation n’est pas une présence ou un manque, c’est comment elle est entretenue. Elle est conditionnée par plein de facteurs : la capacité à croire en soi-même, la capacité à faire les choses, comment mon vécu m’a renvoyé des images d’échecs, tout cela influe sur la capacité à avancer. A partir du moment où on part du principe que ça fait partie de son bien-être, de son équilibre, la motivation fait partie de ce qu’on appelle les « facteurs protecteurs ».
Qu’entendez-vous par « déterminants de santé » ?
Ce sont tous les facteurs qui vont influencer la santé d’une personne, santé perçue ou état de santé : l’alimentation, les conditions de travail, les horaires, le rythme, la nature des activités, le sommeil… Autre déterminant important, et qui croise la question de l’insertion et de l’accompagnement, c’est tout ce qui relève du lien social. Organiser une sortie culturelle, passer des moments collectifs, développer des liens de solidarité. C’est un facteur protecteur très important par rapport à la santé mentale, ainsi que pour trouver des ressources dans son entourage, demander de l’aide.
Il existe également une famille de déterminants plus éloignés, mais importante, qui relève des modes de production, l’organisation du travail, les modes agraires, le système d’eau, l’exposition à des facteurs environnementaux, le système scolaire, plus largement l’organisation de la société. L’âge et le genre également. Tout cela a un impact important sur la santé des personnes.
Comment un professionnel de la formation ou de l’insertion peut-il tenir compte de tous ces facteurs ?
Dans une posture d’accompagnateur ou de formateur, on ne peut pas individuellement agir sur tout. Il faut réfléchir à sa pratique, à la manière dont on peut influencer de manière positive ou négative le sentiment de confiance et de bien être des personnes. C’est un rôle très important, celui de développer les compétences des personnes et leur pouvoir d’agir. Un formateur doit décider s’il va être plutôt dans une approche pédagogique qui va valoriser les compétences, les réussites, ou plutôt les échecs. C’est un choix qui aura une influence importante sur la confiance en soi de l’apprenant, dans la compétence qu’il est en train d’acquérir. Est-ce que le formateur va faire de la place à l’expérimentation ou faire un déroulé de cours, par exemple ?
Les formateurs ne sont pas seuls, ils sont inclus dans une organisation, en contact avec d’autres formateurs, des collègues chargés de l’insertion, des administratifs, etc. Il faut travailler collectivement entre professionnels de la formation et professionnels de l’accompagnement, créer des ponts pour pouvoir soutenir au mieux les personnes. L’objectif du formateur c’est bien d’insérer la personne au final.
Selon vous, il faut modifier l’ingénierie de formation ?
Au fond, l’ingénierie c’est bien le système dans lequel les personnes viennent faire leur formation. Or le mode d’organisation et le déroulé des cours va avoir un impact sur la santé des personnes, c’est un déterminant. Réfléchir sur la pédagogie a un effet important sur leur sentiment de compétence, tout comme la manière de faire vivre les enseignements, comment on se les applique à soi-même, sans pour autant vouloir être exemplaire.
L’idée, a minima, c’est de se demander si on fait plus de bien que de mal dans son domaine. Quand je suis en face à face avec mon groupe, comment je peux avoir un impact positif au travers de mon ingénierie de formation ? Mais aussi comment en équipe on mène une réflexion pour améliorer le système. L’idéal c’est que la problématique soit traitée de manière collective au sein des structures.
Si en formation on renforce le sentiment de compétence pour un groupe de personnes, que l’on fait bien attention à ce que ce soit positif, qu’on appuie sur les compétences plutôt que sur les échecs, mais que c’est tout l’inverse dans le parcours d’insertion, c’est peine perdue. La mémorisation se fait plus sur l’échec que sur les réussites.
Qu’entendez-vous par « compétences psychosociales » ?
On appelle compétences psychosociales, les aptitudes essentielles de tout un chacun. Elles sont de trois ordres : émotionnelles, comment je me comprends, comment je peux anticiper ce que je vais percevoir, comment je me connais ; sociales, comment je suis avec les autres, comment je parle, je demande de l’aide, comment m’exprimer clairement (ce qui n’est pas toujours simple) ; cognitives : on y retrouve les compétences de base, écrire, lire, compter, comment j’imagine mon avenir, comment je me projette.
Ces compétences, c’est ce qu’on utilise tous les jours, notre escarcelle. Une sorte de sac à expériences dans lequel on va piocher pour faire face à ce que l’on rencontre dans notre vie quotidienne, qui nous permet de prendre des décisions. Elles ne sont pas équivalentes d’un individu à un autre.
Qu’apportent les compétences psychosociales en matière de santé ?
Elles font partie de ce qu’on appelle les facteurs protecteurs, comme les modèles pédagogues. Pour faire un parallèle, quand on cherche à renforcer les compétences psychosociales, on travaille souvent en groupes parce que cela permet notamment de percevoir les compétences des autres et de se les approprier. Cela permet d’agrandir notre sac, l’éventail de nos solutions, d’augmenter notre panel de possibles. Plus on a de liens sociaux, plus on rencontre les compétences des autres, plus on s’enrichit.
A travers l’ingénierie de formation, on développe des compétences techniques, mais on peut aussi développer des compétences psychosociales. Si un élève ne comprend pas des consignes, et qu’il n’est pas en capacité de poser une question et de demander de l’aide, on entre dans un cercle vicieux. Si dans ma posture professionnelle je ne facilite pas le questionnement ou que je renvoie la faute sur l’apprenant, je ne vais pas du tout avoir un impact positif sur les compétences. Ce n’est pas forcément de faire un travail formel sur les compétences psychosociales, mais bien de les mobiliser, les favoriser, mettre des règles du jeu aidantes. Il faut valoriser les qualités, aller sur les points forts des apprenants, leur permettre de demander de l’aide ou leur laisser exercer leur esprit critique.
Mais finalement, tout cela c’est de la pédagogie ?
C’est assez fréquent pour les professionnels qui suivent nos formations, qu’ils soient enseignants, soignants, animateurs, professionnels de l’insertion, de venir avec une certaine idée de ce qu’est la santé. Au point que certains viennent chercher une caution de ce qu’ils font. Nous leur parlons de définitions, de déterminants, et c’est parfois assez perturbant pour eux.
La santé c’est aussi comment on envisage la vie en société, le vivre ensemble. Les personnes ne sont pas seules responsables de leurs comportements. Si on ne prend pas en compte cette réalité, cela renforce les inégalités sociales de santé. Nos publics sont constamment exposés à des injonctions, sur ce qu’il faut manger, sur la nécessité de faire de l’activité physique. S’ils n’y arrivent pas, ils peuvent avoir un sentiment d’injustice ou de ne pas être à la hauteur, et ça a des effets sur la motivation à s’occuper de soi. Informer les gens c’est bien, mais il faut aussi prendre en compte leurs conditions matérielles. Il faut travailler sur les freins et comment les personnes peuvent les dépasser.
On a chacun nos propres représentations, nos normes culturelles, religieuses, etc. Si on ne fait pas avec la personne dans ce qu’elle est, on peut avoir des effets délétères, aggraver les inégalités alors qu’on pensait bien faire au départ. Il faut faire avec les gens, eux savent.
Quel est le message que vous voudriez faire passer en priorité ?
Déjà, changer la manière de percevoir la santé. De sortir de l’idée qu’il y a une bonne et une mauvaise santé, que ce soit la maladie ou la non-maladie. Se dire qu’on a tous un rôle à jouer, sans forcément parler de santé. Par ailleurs, il faudrait partir du principe qu’on a tous des compétences, qui que ce soit, et que ce serait bien qu’on le sache. Aux formateurs et animateurs, nous disons, ne vous inquiétez pas, le groupe, les personnes, sont intelligents et si vous leur faites confiance, ils avanceront.
Nous portons tous un regard différent en fonction du public, mais c’est une approche valable pour tout le monde. Même si elle est plus nécessaire pour des publics fragiles, qui manquent de confiance en eux, qui ne savent pas qu’ils savent, qui ont connu des échecs à l’école, dans une société qui ne leur renvoie pas forcément une belle image.
Cap Métiers - 4 février 2021