Les organismes de formation régionaux face à la crise sanitaire
Les organismes de formation ont été, comme beaucoup d’autres, brutalement confrontés à l’annonce du confinement. Dès les premières heures, la question s’est posée : poursuivre ses activités ou pas ? Et si oui, comment ?
Pour Francis Dumasdelage, directeur d’AFC Formation et président de la FFP Nouvelle-Aquitaine, « globalement les acteurs ont su bien réagir, une réaction très rapide » du moins ceux qui le pouvaient, notamment dans le tertiaire. Pour des formations très techniques, comme la conduite de poids lourds, ou celles qui nécessitent un plateau technique, c’était évidemment impossible à envisager.
Pour l’organisme poitevin Indigo formation, « le premier réflexe a été d’assurer une continuité, et de ne pas lâcher les gens dans la nature, de ne pas les abandonner. Mais on sait qu’on prend un risque, on laisse des gens au travail, sans aucune certitude. Et on se lance dans quelque chose sans aucune assurance économique. »
Du côté de l’IRFREP, la réflexion s’est faite en deux temps. « Le 16 mars, on s’est dit qu’on devait arrêter, comme les autres. Petit à petit on a reçu des communications des institutionnels et financeurs nous demandant ce qu’on pouvait faire pour ne pas tout arrêter. Ce n’était pas simple parce qu’on n’était pas prêts, et nos publics non plus. On est sur de l’humain, on ne pouvait pas fermer comme ça. J’étais prête à tenter des expériences sur un territoire ou deux, voir ce que ça donne et comment nous allons être financés. Je n’ai pas voulu engager toute la structure. Mais c’est une prise de risque. »
Certains organismes n’ont en revanche pas voulu, ou pu, poursuivre leurs activités, essentiellement en raison des incertitudes économiques, et du manque de visibilité. Ou encore qu’ils ne disposent pas des ressources humaines nécessaires.
Pour la plupart des actions, les groupes déjà constitués ont été maintenus. Mais celles qui n’avaient pas encore démarré ont été reportées. Dans les premiers temps, il fallait « faire avec les moyens du bord », et beaucoup de bonne volonté. En utilisant des outils mobilisables immédiatement, que chacun connaissait déjà plus ou moins, et qu’il a fallu prendre en main très rapidement (Teams, Zoom, Skype). La première étape, quel que soit l’outil retenu, était de reprendre contact avec les apprenants, de multiplier les échanges individuels par téléphone ou par courriel.
« Pour les activités d’insertion, les suivis individuels, l’appui social individualisé ou d’accompagnement du public RSA, on a décidé de maintenir un lien minimum avec les personnes, » précise Fabienne Hubert, directrice régionale de l’IRFREP, « en essayant de rompre l’isolement et de maintenir le lien social, parce que ce sont des personnes en très grande difficulté. »
« Chaque groupe s’est organisé avec une procédure qu’on a mis en place en 48 heures », explique Danick Cormier, directeur d’Indigo formation, « qui consiste dans les grandes lignes à proposer aux gens un programme pour la journée, mettre en place un travail à réaliser, un suivi individuel, des actions de groupe, des retours, etc. » Florence Debord, coordinatrice de l’action Amorce de parcours pour Indigo formation, ajoute que « dès le lundi on s’est vus avec mon équipe pour définir en place les outils dont on pouvait se servir, de quelle manière on pouvait s’organiser, avec pour objectif de maintenir ce lien. Mais aussi pouvoir prouver que ce travail était fait, puisque on savait très bien qu’à un moment donné on nous demanderait des comptes. »
Globalement, le lien pédagogique a été maintenu et il a été possible de continuer à faire passer le contenu. Par ailleurs, cette manière de procéder a eu comme premier effet de mettre en place l’individualisation, ou de la renforcer, d’amener les gens vers l’autonomie. Mais lorsqu’il est apparu que la crise se poursuivrait au-delà des deux premières semaines, il a fallu prendre le problème différemment et s’installer dans la durée. Pour Francis Dumasdelage « cela changeait radicalement la façon d’aborder la chose, ne serait-ce que parce que ça n’est pas possible de faire 7 heures de face à face en visioconférence. Il faut couper la journée autrement, partir sur des exercices, sur des choses à rendre dans l’heure d’après, couper la visio quand elle n’est pas utile. Entrer en contact avec les apprenants au moins 3 à 4 fois par demi- journée. »
« Maintenir les gens dans la dynamique »
Suivant les publics, les réactions ont été différentes. Beaucoup d’apprenants ont très vite adhéré aux solutions qui leur étaient proposées, sous réserve qu’elles soient techniquement possibles. Car la première difficulté, c’est bien entendu l’accès aux outils numériques, qui n’est pas identique pour tous. Même si, de l’avis général « ce ne sont pas tant les moyens techniques qui comptent, que ce qu’on en fait. »
La notion de très grande difficulté par rapport au numérique relève souvent d’une combinaison de facteurs : ne pas toujours disposer de son propre ordinateur ou tablette, d’une qualité de connexion insuffisante, ne pas savoir se servir des outils. Viennent s’ajouter les effets propres au confinement, l’impossibilité de s’isoler, des enfants à occuper, etc. « Il y a les limites des gens sans connexion, mais il n’y en a pas tant que ça, et les limites de ceux qui ont du mal avec les fondamentaux et nous avec certains publics, on arrive à 20%... c’est mitigé. » Pour les personnes qui ont des difficultés en lecture et écriture, plus une mauvaise connexion, les contraintes du confinement, un formateur qui a lui-même des difficultés à s’isoler, il n’a pas été possible de continuer.
Par expérience de certains dispositifs, les organismes de formation savent qu’il n’y a pas de différence entre les publics une fois que certaines barrières sociales ont été levées (logement, mobilité…). La même logique s’applique au digital dont il faudra lever les barrières comme celle du premier équipement, et développer le CléA numérique.
Quoi s’il en soit, pour ses groupes qui continuent à fonctionner, Indigo Formation ne pensait pas avoir aussi peu de déperdition. Et se dit même surpris de la participation des gens. « Cela dépend aussi du formateur, qui lance, relance, qui reprend en individuel, anime le groupe, qui permet l’expression de chacun. Pour que cela fonctionne, il faut vraiment un coaching de groupe. » Pour certains apprenants, le distanciel a eu un effet libérateur, et ils participent plus qu’en présentiel. Dans tous les cas, la motivation des stagiaires et un pré requis, puisque ce que l’on attend d’eux dans de telles circonstances, c’est une organisation particulière, qui nécessite de s’astreindre à un travail régulier.
Florence Debord insiste sur l’importance de la cohésion dans les groupes, qui « ont besoin et envie d’être ensemble. Des réunions en petits groupes, en binômes, la création d’un groupe whatsapp, d’un drive commun, chaque groupe a mis en place des outils propres pour garder ce lien. Pour moi, plus tard, il ne pourra pas y avoir que de la formation à distance, parce que la richesse de nos groupes actuels, c’est qu’ils ont démarré en présentiel, et qu’il s’est créé quelque chose, qu’ils ont besoin les uns des autres. »
Les publics en insertion suivis par l’IRFREP ont également mise en place de « des belles initiatives, des échanges de courriels, des échanges de recettes de cuisine ou de pâte à sel pour les enfants. Tous les moyens sont bons pour essayer de garder les gens la tête hors de l’eau. On élargit le spectre, on est moins sur l’insertion professionnelle, mais on essaie de maintenir les gens dans la dynamique, ne pas les laisser sombrer. On se rend compte qu’il y a une belle solidarité entre les personnes qui communiquent entre elles. »
Même constat pour AFC qui s’est aperçu que « les apprenants créent des communautés, sans nous. Ils se sont aperçus que ça allait énormément les aider. Et Nous avons dit aux formateurs de se servir de ce pair à pair. C’est pour ça que la barrière est tombée chez les formateurs, que le formateur n’est plus le seul détenteur du savoir, c’est un positionnement à revoir. Même des formateurs un peu réticents au départ constatent que ça casse des barrières. Donc là maintenant, il faut aller sur le pair à pair, créer les outils, créer les communautés apprenantes. »
Autre effet constaté, la notion de temps est totalement éclatée. Cela produit des effets différents selon les formations, les groupes et surtout les contraintes individuelles. Autrement dit, l’organisation et le rythme imposé (objectifs quotidiens, réunions) se sont révélés impossibles à suivre pour certaines personnes qui parfois ne peuvent se libérer du temps que tard le soir, voire la nuit.
« Revoir l’ingénierie pédagogique »
Le constat est partagé. « La charge du formateur est beaucoup plus importante. » « Mes équipes me disent qu’elles n’ont jamais autant travaillé, pour répondre à des demandes individuelles, fournir des précisions, corriger des exercices », « Les équipes sont mobilisables, mais passent beaucoup de temps, elles ne comptent pas leurs heures. »
Les formateurs n’échappent pas aux limites imposées par la crise, comme le décrit Fabienne Hubert. « Nous avons quand même un souci, certains n’étaient pas préparés. Dans nos salariés, on a aussi des personnes qui ne sont pas disponibles parce qu’ils ont des enfants à garder. C’est compliqué à mettre en œuvre. On a aussi des membres de l’équipe pédagogique qui sont situés en zone blanche. Certes on apprend en marchant, on met sûrement plus de temps qu’il n’en faudrait. Malgré tout, toute l’ingénierie pédagogique est à revoir. »
Ce qui ressort de la période, c’est qu’il faut de la part du formateur et de la coordination une extrême rigueur, et qu’une dynamique de management doit être mise en place. « Nous avons demandé à nos responsables pédagogiques d’animer nos formateurs. » Explique Francis Dumasdelage. « C’est important d’éviter leur isolement. Nous avons des réussites, mais aussi des endroits où ça n’a pas été possible, parce que le formateur était peu enclin à utiliser ses techniques, parce qu’il a lui aussi les contraintes du confinement et que ça n’est pas toujours possible pour lui de tout mener. »
Pour Danick Cormier, « les gens ne maitrisent pas toujours les outils. Il a déjà fallu passer le temps d’explication vis-à-vis des équipes. Les outils, on va les perfectionner au fur et à mesure, leur demander des choses qu’on ne leur demandait pas avant. »
Florence Debord porte une attention particulière à la mise en place d’un cadre précis. « J’ai demandé aux formateurs d’être très rigoureux sur la production attendue. Sinon, ils peuvent être vite débordés par les appels des stagiaires, des demandes de précision. Et c’est très chronophage. C’est donc la qualité de la consigne de départ qui va faire que le déroulé va bien se passer et que ça ne va pas être angoissant pour les apprenants. »
Imposer un cadre est donc essentiel, autant pour les formateurs qui réduisent ainsi les risques de perdre la main, que pour les apprenants rassurés par un environnement régulier et interactif, dans lequel ils trouvent une écoute. Particulièrement pour ceux qui voient leurs examens approcher.
Une fois cette structuration établie, le formateur est libre d’utiliser les outils qu’il veut, en fonction de ses préférences et de son groupe. S’il est clair avec ce qu’il fait, avec le sens qu’il donne au travail qu’il demande à ses apprenants en fonction de leurs besoins, ça fonctionne. Dans une salle, il est possible d’ajuster les consignes en direct. Mais à distance, une consigne peu précise, c’est la certitude de se trouver débordé d’appels.
Danick Cormier pense que « la période est formidable de ce point de vue, il y a une grande liberté au sein du cadre défini. D’un point de vue économique, ça coûte plus cher. On ne peut absolument pas se passer d‘une coordination très stricte, et ce temps-là n’est pas pris en compte. ».
« Evaluation, passer de l’ancien monde au nouveau »
En ce qui concerne l’évaluation, les ordonnances permettent aux financeurs de simplifier les règles de contrôle de service fait et leur ont donné plus de marge de manœuvre pour déterminer par quels « éléments probants » les organismes pourraient justifier de la réalisation des actions de formation.
Dans la situation actuelle, ces derniers s’inquiètent du caractère peu précis de ces dispositions, et appellent à « passer de l’ancien monde au nouveau ». Selon Francis Dumasdelage, « Il faut que les financeurs quittent la défiance vis-à-vis des opérateurs, qu’on vit depuis 1970. Il faut qu’on passe dans un monde de confiance aujourd’hui. La notion de confiance il faut l’acquérir, trouver la modalité de traçabilité la plus simple possible, sans revenir à l’attestation contre-signée par l’apprenant. »
« Il y a des outils, administrativement, dont on ne dispose pas aujourd’hui, qui permettraient de prouver tout le travail que nous faisons aujourd’hui. Alors qu’on sait bien que les commanditaires, les OPCO, les financeurs, vont commencer à nous le demander bientôt. »
Fabienne Hubert reste « dubitative quand on nous demande les preuves de la présence et de l’assiduité. On se rend compte qu’on n’a pas forcément les outils qui correspondent à ces demandes. Donc on va faire des captures d’écran, des courriels, etc. Mais nous n’avons pas une plate-forme qui pourrait enregistrer le temps de connexion de chaque stagiaire. Pour l’instant les financeurs sont aussi en demande de ce qu’on peut produire. On va puiser les bonnes pratiques des uns et des autres pour essayer de trouver une modélisation. »
Pour Danick Cormier, la notion de confiance est liée à la notion d’expérimentation. « Il faut accepter qu’on ne réussisse pas toujours. Le risque de l’expérimentation pour un organisme, c’est que si on connaît un échec, on a peur d’être marqué au fer rouge. Et ça c’est quelque chose que les opérateurs craignent. La confiance, c’est sur le long terme, et il faut accepter qu’on se trompe, sinon il ne peut pas y avoir d’expérimentation sérieuse.
La loi sur la FOAD avait déjà commencé à changer la donne, à fixer des objectifs opérationnels de fin de formation. Ce qui est important ça n’est pas le temps et la durée, c’est l’acquisition de la compétence. Le débat n’est pas nouveau et la difficulté pour les organismes reste de prouver qu’une compétence a bien été acquise. « Ce qui est très fatiguant aujourd’hui », ajoute Fabienne Hubert, « et tout le monde le vit, c’est qu’il y a tellement de production d’écrits, de changements, de modifications, que l’on passe beaucoup de temps à suivre l’actualité, à essayer de ne pas rater des choses. »
« Après la crise, ne pas revenir en arrière »
« Nous avons fait en 15 jours ce qu’on ne pensait pas pouvoir faire en 3 ou 4 ans » raconte Francis Dumasdelage. « La nouvelle définition de l’action de formation nous donnait la possibilité de sortir des sentiers battus, la crise actuelle accélère les choses dans les comportements, c’est pour ça qu’il ne faudra pas revenir en arrière après. »
Pour Indigo Formation, la crise aura des incidences sur la manière d’aborder les pratiques. « En deux jours, on a expérimenté des choses qu’on pensait tout simplement impossibles. Néanmoins on en voit aussi les limites, et on va vers une capillarité des deux systèmes, entre présentiel et distanciel. On va surement faire des systèmes hybrides. En ce moment, l’avantage c’est que toutes les règles éclatent. Et donc ça nous laisse toute liberté. »
Tous appellent de leur vœux une évolution radicale du système et pensent que la crise est un accélérateur. Après quoi il ne sera pas possible de revenir en arrière. Mais tous considèrent également que la formation à distance à 100% n’est pas envisageable ni souhaitable. « Cette période est en train de nous montrer qu’on peut faire du distanciel aujourd’hui, que les gens sont prêts. Mais on voit bien que les gens ont besoin du présentiel. »
Les solutions à distance se révèlent fiables, mais l’importance du présentiel est aussi réaffirmée. Selon certaines conditions selon Francis Dumasdelage. « Du présentiel pour refaire du contenu, ça n’est pas la peine. Il faut le revisiter, redéfinir ses objectifs. Il doit en quelque sorte devenir du spectacle. Je pense que dans les parcours, il y aura demain du présentiel, du distanciel et de l’AFEST. Avec trois objectifs complètement différents. »
Danick Cormier pense lui aussi que « le présentiel reste tout de même incontournable dans bien des domaines. Et ça sera une complémentarité avec la formation à distance. Je pense déjà aux appels d’offre auxquels nous répondrons, qui devront effectivement créer une symbiose entre les deux. Et c’est possible. L’avenir est aux systèmes hybrides. »
« Le modèle multimodal sera surement la solution, » estime Fabienne Hubert. « Il faudra mixer tout ça. On sait désormais que nos publics sont prêts pour la formation à distance et que techniquement c’est jouable. Si les financeurs nous suivent, on sera prêts à le faire. Et on a tout à y gagner. »
Cap Métiers - 17 avril 2020